« Confrontées à la vallée de la mort, les entreprises innovantes sont nombreuses à ne pouvoir survivre financièrement à une présence en France. »
Le dénominateur commun des entreprises OO7 repose sur une dualité :
- un fort potentiel de croissance lié aux innovations thérapeutiques développées dans les maladies rares, associé à un fort investissement dans la recherche et le développement en France
- une fragilité économique due au nombre limité de leurs solutions thérapeutiques effectivement commercialisées.
En effet, en raison de procédures et exigences méthodologiques d’évaluation ne prenant pas en compte leurs spécificités ni celles des maladies rares (nombre de patients, difficultés d’évaluation, connaissances limitées et données médicales restreintes), elles ne peuvent répondre aux exigences générales d’accès au marché en France. Confrontées à la vallée de la mort, elles sont nombreuses à ne pouvoir survivre financièrement à une présence en France. Une situation que la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2021 ne résout pas malgré la réforme de l’accès précoce apportée par cette dernière.
- La vallée de la mort
La vallée de la mort est la résultante naturelle de la confrontation opérée entre entreprises pharmaceutiques émergentes développant des thérapies de lutte contre les maladies rares et politique classique du médicament. Cette période critique se situe entre la fin de la recherche clinique et le début de la commercialisation de droit commun de leurs médicaments.
Ce schéma est adapté du constat tiré d’une étude menée sur la période 2011-2015 : seuls 8% des médicaments orphelins autorisés par l’Agence européenne du médicament (EMA) ont atteint le marché[1]. Or, ces produits sont généralement développés par des PME très vulnérables à l’échec économique : leurs investissements en R&D sont très élevés, de même que les coûts de vente et d’accès au marché, et l’accès aux liquidités et à la constitution d’un chiffre d’affaires est très limité – ce qui les impacte négativement sur le plan financier. Ici se situe une différence majeure avec les entreprises matures, qui peuvent « diluer » leurs investissements sur des portfolios importants. Les entreprises OO7 disposent d’un portefeuille produit très limité, parfois même constitué d’une seule thérapie – à la différence des big pharma, elles ne peuvent assumer entièrement le risque inhérent à la recherche clinique sans mettre en péril leur survie économique. Comme l’explique le Conseil d’analyse économique, « les petits entreprises (biotechs et PME ou ETI) ne peuvent pas diversifier les risques sur un grand nombre de projets. Malgré cela, elles ne bénéficient pas nécessairement d’un soutien public plus important »[2]. De plus, ces entreprises « OMP Focused » (Orphan Medical Products Focused, uniquement tournées vers les thérapies orphelines) sont celles qui investissement davantage, en proportion, dans la recherche et développement et qui font face aux coûts de vente les plus élevés[3].
Pourtant, comme le souligne le Conseil d’analyse économique, ces PME montrent des difficultés « à grandir en taille et en marché une fois leur produit développé ». Est en cause la « multiplicité d’acteurs institutionnels en France » qui « complexifie les procédures et rallonge les délais », ce qui empêche aux entreprises d’acquérir une visibilité pour investir en France – bien que Orphan Organisations 7 souligne les efforts entrepris par l’ANSM – mais pas seulement. Les autorités françaises, HAS et CEPS en tête, sont victimes de leurs méthodologies qui empêchent très largement de financer l’innovation à un prix raisonnable et donc de faire bénéficier les malades de traitements contre les maladies rares.
Ces méthodologies ne sont pas adaptées à la réalité des entreprises émergentes, qui engagent de grands investissements en recherche et développement, en production et en ressources humaines mais ne développent aucun chiffre d’affaires pendant dix à quinze ans[4]. Ces méthodologies ne sont pas non plus adaptées à ce que sont les thérapies innovantes : des produits destinés à une population réduite, avec des contraintes fortes en termes de recueil de données populationnelles, proposés à des prix élevés justifiés par des marchés de petite taille mais également par des durées de traitement plus limitées, voire en one-shot, ce qui induit pour la société d’immenses bénéfices sur le temps long (moins de coûts d’hospitalisations, de comorbidités, de traitements associés, et des malades disposant d’une meilleure qualité de vie)[5]. Ainsi, ces méthodologies, qui se heurtent à « plusieurs biais techniques » rendant « la démonstration d’efficacité et d’efficience complexe, voire impossible »[6] sont perçues comme symptomatiques d’un « pays où l’Assurance maladie bloque le remboursement des innovations santé, sous prétexte que le budget de la Sécu ne doit pas augmenter »[7]. Ces méthodologies n’apparaissent, à vrai dire, pas même comme scientifiquement justes, à défaut d’être économiquement adaptées ; des études montrent ainsi que les critères de la HAS sont très sévères[8], notamment par comparaison à des grilles d’évaluation de sociétés savantes reconnues[9]. En outre, la manière dont les évaluations françaises conduisent à de larges problèmes d’accès aux thérapies de maladies rares entre en contradiction avec la législation européenne, qui est censée garantir l’accès au marché de ces traitements et leur mise à disposition des patients[10].
Ainsi, au moment de la négociation de prix avec le Comité économique des produits de santé (CEPS), et alors même que certains médicaments ont obtenu une autorisation temporaire d’utilisation (ATU, ou « accès précoce » depuis le 1er janvier 2021), les entreprises OO7 qui les ont conçus souffrent des modalités d’évaluation appliquées par la HAS. Ainsi, les entreprises émergentes voient leurs thérapies innovantes de lutte contre les maladies rares :
- être mécaniquement évaluées très sévèrement par la Haute autorité de santé (HAS) par l’application d’une méthodologie inadéquate
- subir, par la suite, une cascade réglementaire qui aboutit à un prix très bas lors de la négociation avec le CEPS, ce dernier étant tenu de prendre en compte les évaluations de la HAS
Un prix trop bas ne permet pas d’obtenir des ressources suffisantes pour poursuivre le développement du produit, obtenir une AMM complète et revenir vers la HAS pour une évaluation avec des données « en vie réelle ».
Cette vallée de la mort est ainsi non seulement très difficilement franchissable, mais également très longue à traverser. En moyenne, le délai d’accès aux solutions thérapeutiques (délai séparant l’AMM et la date de disponibilité pour les patients) en France est de 515 jours[11]. Ces résultats sont en inadéquation avec les besoins des patients comme avec ceux des entreprises, qui sont très nombreuses à échouer.
- Des exemples d’échecs d’entreprises
Les exemples ci-dessous sont des histoires vraies. Nous avons néanmoins changé le nom des entreprises et empêché autant que faire se peut que ces dernières soient reconnaissables, notamment pour des raisons de secret des affaires ou de contentieux toujours en cours.
Exemple 1. OBR Pharmaceuticals
OBR Pharmaceuticals est un laboratoire pharmaceutique français créé au début des années 2000. Investi dans la lutte contre les maladies rares, ce laboratoire est un exemple de collaboration réussie avec le savoir-faire du secteur public dans une visée de transfert de l’innovation et d’accessibilité des nouvelles thérapies au plus grand nombre.
A la demande de médecins, le médicament d’OBR Pharmaceuticals est développé en commun avec un grand hôpital français dans le cadre de la maladie Z, cancer rare nécessitant la prise à forte dose d’une molécule dont la disponibilité sur le marché n’est assurée que sous une forme rendant impossible sa prise par des malades.
Ce médicament élaboré par OBR ainsi que par l’hôpital public obtient une ATU de cohorte en 2010.
En 2016, l’AMM européenne est obtenue, assortie d’engagements très coûteux pour l’entreprise, notamment la réalisation d’études d’impact environnemental, la mise en place d’une pharmacovigilance, d’un réseau de veille, et le développement d’une nouvelle forme de ce médicament.
Dès lors, ce médicament passe sous le régime du post-ATU. Fin 2016, la HAS délivre un avis de SMR important et d’ASMR IV.
Début 2017, le CEPS propose à OBR Pharmaceuticals un prix net trois fois inférieur à celui demandé par le laboratoire, en se basant sur le même comparateur cliniquement pertinent dont les insuffisances et les impossibilités de prise par les malades ont justifié l’élaboration du médicament d’OBR.
Deux ans plus tard, le CEPS maintient sa proposition de prix. Cette proposition obligerait le laboratoire à rembourser plusieurs dizaines de millions d’euros aux comptes sociaux, correspondant à la différence entre le prix ATU et le prix de négociation avec le CEPS. Un tel prix aboutirait à la liquidation de l’entreprise, à l’arrêt de la commercialisation du médicament et des dépenses d’investissements dans les partenariats public – privé.
Exemple 2. DanuBio
DanuBio est un laboratoire pharmaceutique européen, élaborant et mettant sur le marché des thérapies innovantes de lutte contre des maladies rares fortement invalidantes et pour lesquelles aucune autre thérapie n’existe.
Ce laboratoire a fait le choix de commercialiser elle-même une molécule à très forte valeur ajoutée en France. Ainsi, une filiale française est créée un an avant l’obtention de l’AMM européenne du médicament de DanuBio, premier produit de Biotech de ce laboratoire, premier traitement médical et seul traitement curatif de la maladie rare Y, très fortement invalidante. Ce médicament obtient les statuts Orphan Drug Designation et fast-track par l’EMA et la FDA.
Plus d’une vingtaine de patients bénéficient d’une ATU nominative gratuite pour ce traitement, qui se poursuit jusqu’à trois mois après l’obtention de l’AMM. Ce médicament ne pouvait être pris en charge en post-ATU, car il ne s’agissait pas d’un traitement chronique. Le traitement a ensuite cessé d’être disponible dans l’attente d’un accord de prix entre le CEPS et DanuBio, malgré les besoins médicaux exprimés.
Sans comparateur, le produit obtient un ASMR IV. Au moment où DanuBio et le CEPS entamaient leurs négociations, le produit était lancé en Italie. Les conditions posées par le CEPS dans la négociation, mises en miroir du différentiel d’attractivité de la France par rapport aux autres pays (absence de chiffre d’affaires pour DanuBio 22 mois après l’AMM européenne, coût d’une équipe d’experts réglementaires et d’accès au marché, conditions économiques de prix), ne permettent pas de conclure un accord.
Le produit n’est par conséquent pas lancé en France, et les patients français n’en bénéficieront pas, à la différence des autres pays européens. Quatre postes ont été supprimés. Six recrutements, qui étaient en cours, ont été annulés.
Exemple 3. PerrosPharm
PerrosPharm est une société pharmaceutique suisse spécialisée dans la recherche, le développement et la commercialisation de médicaments innovants pour le traitement de maladies rares. L’entreprise compte plusieurs filiales en Europe et en Amérique du Nord, et plus d’une centaine d’employés.
Il y a une quinzaine d’années, PerrosPharm obtient le statut de médicament orphelin pour le médicament X, indiqué dans le traitement d’une grave pathologie héréditaire. Une demande d’autorisation d’accès au marché est effectuée il y a dix ans.
Il y a six ans, PerrosPharm obtient une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) de cohorte pour le médicament X. Aucune alternative thérapeutique à X n’est connue dans la pathologie d’indication. L’année suivante, X obtient une AMM sous réserve de fournir des données complémentaires et un suivi des patients.
Dans la foulée, une demande de remboursement pour X est formulée à la HAS, et la prise en charge en post-ATU débute.
En 2016, le médicament X obtient un avis défavorable de la HAS au remboursement. Une étude publiée en 2020 démontrera un bénéfice certain du médicament X dans la maladie rare d’indication, avec une amélioration de l’état de santé pour près d’un malade sur deux.
Malgré une procédure contentieuse auprès du juge administratif, la situation de l’entreprise n’évolue pas et le médicament X demeure en post-ATU.
Face à cette situation, la filiale française ferme en 2020.
- LFSS après LFSS, des questions toujours en suspens
La loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2021 a fait aboutir une réforme profonde de l’accès précoce des médicaments. Cet accès précoce était jusqu’alors réparti en six dispositifs différents (notamment les mécanismes d’ATU, post-ATU et RTU) ; ces derniers se trouvent fusionnés en deux voies d’accès distinctes, l’accès précoce et l’accès compassionnel.
Cette réforme a apporté des avancées en matière de clarification et de simplification des mécanismes d’accès aux médicaments avant leur mise sur le marché. L’évolution est importante, et permet aux entreprises créatrices de thérapies innovantes de disposer d’une meilleure lisibilité des mécanismes légaux. Cependant, cette réforme ne répond pas aux principaux enjeux des entreprises OO7, et soulève même des questions nouvelles.
Les difficultés d’accès au marché propres aux traitements innovants contre les maladies rares resteront inchangées, car aucune prise en compte des spécificités de ces traitements de rupture n’est apportée.
Les difficultés liées au processus d’évaluation des thérapies innovantes, à l’absence de possibilité de dégagement d’un chiffre d’affaires en France, au manque de vision industrielle de notre pays en matière de maladies rares ne changent pas. De plus, la Haute autorité de santé (HAS) se voit attribuée d’un nouveau rôle d’évaluation d’une présomption d’innovation et de préexistence de traitement « approprié », conditionnant l’accès des médicaments aux dispositifs d’accès précoces.
Le risque de voir ces critères devenir un filtre à l’innovation, au détriment des patients, est fort et soulève de nouvelles questions quant à la stratégie globale de développement de thérapies de rupture en France et de leur accès pour les patients. Car bien que les réformes soient engagées dans le sens de la lisibilité pour les acteurs économiques et de l’efficacité pour la société, l’administration ne semble vouloir les appliquer que dans le sens d’un corset budgétaire qui empêche de financer l’innovation – et donc de rendre cette dernière accessible aux malades. Des dispositifs qui étaient, à l’origine, enviés dans le monde entier deviennent l’inverse de ce pour quoi ils étaient créés, en dissuadant la mise à disposition en France de thérapies innovantes par des taux de remises et des systèmes de capping trop élevés.
[1] Oriol Solà-Morales (2019), Has OMP legislation been successful ? Yes, though the orphan drug market remains immature, Journal of Market Access & Health policy, 7:1.
[2] Margaret Kyle, Anne Perrot, Innovation Pharmaceutique : comment combler le retard français, prec. cit.
[3] Oriol Solà-Morales, Has OMP legislation been successful, prec. cit.
[4] Ansm.sante.fr, L’AMM et le parcours du médicament.
[5] Getting Ready : Recommandations for Timely Access to Advanced Therapy Medicinal Products (ATMPs) in Europe, Alliance for Regenerative Medicine, 2019.
[6] L’engagement du Leem pour les maladies rares, fiche n°16, Les Entreprises du Médicament (LEEM), 2020.
[7] Biotechnologies : comment relancer la France dans la course aux médicaments du XXIe siècle, Florence Pinaud, La Tribune, 27 août 2020.
[8] Claude Le Pen, Une (brève) histoire de la Commission de la transparence, Revue française des affaires sociales, 2018/3.
[9] Marc A. Rodwin, Julien Mancini, Ségolène Duran, Anne-Céline Jalbert, Patrice Viens, Dominique Maraninchi, Anthony Gonçalves, Patricia Marino, The use of « added benefit » to determine the price of new anti-cancer drugs in France, 2004-2017, European Journal of Cancer (2021), 11-18.
[10] Regulation (EC) No 141/2000 of the European Parliament and of the Council, 16 december 1999, Recital 2.
[11] EFPIA Patients W.A.I.T. Indicator 2019 Survey, IQVIA, May 2020.